La dernière truite 1ère version
Je suis un homme mur, mur mais pas vieux, pas encore, mais en cette fin d’octobre, j’ai vécu un
moment curieux pour la première fois de ma vie, et c’est ce moment que j’ai envie de raconter.
Je vis en Aragon exactement entre deux rivières, aussi fascinantes et merveilleuses l’une que l’autre.
Le Rio Ara n’est pas en eau, il n’a pas plu depuis deux mois et les truites ont un peu de mal à respirer
alors je pêche tous les jours le rio Gallego, dans un parcours idéal, car il y a de l’eau à un niveau
constant et là les truites se régalent de millions d’insectes et de petits éphémères qui éclosent
chaque jour et moi j’essaye de prendre les grosses mémères du parcours d’Olivan.
J’y suis de midi à la nuit ! Mais juste avant la fermeture il me reste à peine deux jours pour prendre
la grosse celle qui mettra un point final à cette saison. Le courant en amont du pont est toujours
aussi facile, mais les truites sont de taille moyenne, alors je décide pour ces deux derniers jours de
me concentrer de ne pêcher que l’aval, là où je sais qu’il y a de gros poissons, mais les conditions
sont plus difficiles. Je ne pêche que pour le plaisir de prendre en mouche sèche, la nymphe ne
m’intéresse pas je suis un puriste débile moi, l’essence de la pêche à la mouche c’est la pêche en
sèche et rien d’autre, (!) J’ai fabriqué de toutes petites mouches blanches, bien visibles et je suis sûr
de ces mouches, mais les courants d’aval sont très difficiles la bonne mouche ne suffit pas !
Alors je pêche avec ferveur et douleur, mon épaule est bien abimée depuis que sur un ferrage un
peu trop appuyé j’ai cassé ma canne fétiche et en même temps j’ai dû me déchirer je ne sais plus
quel ligament….
Mais je pêche tous les gobages quand il y en a et ce soir le dernier avant la fermeture il y en a !
Mais je sais très bien que les grosses truites font les plus petits gobages alors j’essaye presque contre
la berge d’en face une dérive parfaite et là c’est la touche et je comprends tout de suite que ce n’est
pas une petite, mais les eaux lâchées par le barrage aujourd’hui, sont un peu troubles et enfin au
bout de 10 minutes je vois apparaitre ma Belle Gordita, ma truite du dernier jour, elle vient
finalement sans trop de stress ni de panique et je peux faire une photo, et c’est là que d’un seul
coup ma joie simple complète sereine est gâchée, abimée par une pensée morbide !
Et si c’était la dernière truite de ma vie, si sans le savoir je venais de prendre la dernière truite…… la
dernière truite……… non ce n’est pas possible je suis encore en état de pêcher……. L’année prochaine
ou même l’année suivante…mais peut être que le changement climatique va détruire les derniers
lambeaux de vie sauvage ou que mes coronaires vont cesser d’irriguer mon myocarde et qu’un
infarctus massif va me mettre à terre et en terre ?
Alors cette dernière truite je la garde un peu à côté de moi dans l’épuisette elle ne souffre pas elle se
demande pourquoi je ne la relâche pas je suis sûr qu’elle a compris elle ne dit rien, mais c’est rare les
truites qui parlent) mais moi je suis tétanisé par l’angoisse, je ne veux pas rompre, cette fois je vais
faire durer le plaisir, mais il n’y a plus de plaisir possible alors je baisse l’épuisette et la belle truite
me quitte comme toutes les femmes de ma vie elle s’en va dans le courant glauque de l’oubli
comme tous mes amis et toute ma famille, et dans cette nuit qui m’envahit je ne vois plus je ne sens
plus rien, je suis seul et seul je meurs les pieds dans l’eau et la tête dans les étoiles . Les sorcières du
Serrablo dansent autour de mon corps, leurs balais me fouettent et je meurs.
Les hallucinations provoquées par la sécrétion brutale d’endo morphine après une belle prise
peuvent être responsables de troubles majeurs du comportement chez les pêcheurs de truites.
Je me réveille enfin pas du tout mort, bien vivant, un peu triste, gueule de bois et bouche pâteuse,
mais les étoiles qui brillent me font comprendre que c’est déjà la nuit, j’ai beaucoup de mal à rentrer
à me déshabiller et mettre au lit sans boire ni manger.
Le lendemain, premier jour de la fermeture, je suis retourné sans canne bien sûr, voir si ma belle
amie, la truite d’Olivan était là, si elle gobait encore, eh bien oui elle était là et je la regardais gober
les éphémères pâles qui volaient au-dessus de l’eau
Et vraiment j’avais très envie de mourir, de ne plus souffrir du manque, de l’attente interminable du
dernier jour de ma vie….
Sans pêcher, que vaut la vie ?
La dernière truite version 2
Je suis encore pressé d’aller pêcher !
Je n’arrive jamais quand je pars à la pêche à me concentrer sur un planning je fais tout en désordre
et généralement c’est quand je suis au bord de l’eau que je me rends compte que j’ai oublié quelque
chose d’important !
La dernière fois j’avais oublié mes cannes ! Cette fois je suis encore pressé et comme d’habitude je
décide d’aller pêcher au plus près de la maison, mais cette hâte cette fois est légitime, c’est l’avant
dernier jour avant la fermeture et je ne suis pas certain de pouvoir pêcher le dernier jour. J’arrive à
me calmer un peu, je bois un peu de café et je prends le temps de tout vérifier avant de démarrer.
Ma voiture veut bien démarrer et je roule sur cette piste que je connais par cœur, je roule sans hâte,
car je suis à la pêche, je ne suis pas encore dans l’eau, mais je vais à la pêche ! Dieu que j’aime la
pêche ! Pourquoi ? Pourquoi pas ? J’ai renoncé depuis 50 ans à essayer de comprendre, je crois
sincèrement que c’est simplement un besoin, certes non vital, mais essentiel. J’ai besoin de cette
sensation étrange de me sentir à l’intérieur du monde des eaux et spécialement des eaux douces.
Car finalement j’ai compris que la pêche, l’acte de pêche du prédateur archaïque, n’est pas le vrai
plaisir, la vraie jouissance c’est d’être au bord de l’eau ou encore mieux dans l’eau. Comme c’est
difficile d’expliquer socialement que l’on préfère la solitude d’une rivière à la fréquentation d’un
stade, d’un café ou d’un cinéma, je dis que j’aime pêcher ! Alors mes amis, ma famille, mes relations
me regardent avec l’air ironique, mais ne me critiquent pas, et surtout ne mettent pas de barrières à
cette passion.
Bon je suis arrivé, les conditions ne sont pas bonnes en cet fin d’octobre, il a plu ce matin les eaux
sont un peu troubles, il y a du vent et des feuilles mortes tourbillonnent à la surface de la rivière.
C’est évident que je serais mieux au cinéma, au stade ou au café ou tout simplement à la maison !
Je n’ai que peu de chances d’attraper une truite, le bon moment est passé. Je suis resté à parler avec
Andréa, Andréa est une femme que je n’aime pas mais qui me plaît, elle se colle contre moi à tout
moment elle est très « calientita », en espagnol c’est une manière délicate de dire qu’elle est à peine
plus que nymphomane, elle ne parle que de sexe, ne vit que pour le sexe et je ne peux pas en dire
plus…
Andréa me plait parce que je parle peu avec elle, elle ne me dit rien quand je pars à la pêche. Mais je
suis quand même obligé de lui parler et évidemment comme nous ne parlons que de sexe, ça
m’excite un peu et sois je reste avec elle et…, soit je vais à pêche un peu frustré. Mais là au bord du
courant où les feuilles s’accumulent, Andréa est loin de mes pensées. Plus jeune, plus fougueux sans
doute ou plus amoureux je souffrais du manque et de la peur de l’abandon, je pensais qu’il fallait
toujours être avec la femme de ma vie à ses côtés et que quand je partais pêcher obligatoirement
elle allait en profiter pour me tromper ! Mais très vite le peu de jalousie que j’avais en moi a disparu.
J’aime tout partager même mes femmes, le fait de posséder une femme ne veut rien dire, personne
ne possède personne, tout n’est qu’illusion en ce domaine. Mais la peur de l’abandon a duré un peu
plus longtemps, je redoutais d’être abandonné(!) probablement une psychanalyse bien conduite
m’aurait révélé que le traumatisme initial, la coupure du cordon ombilical, m’avait marqué à tout
jamais, ou que petit garçon j’avais vu un clochard seul sous un pont et que cette souffrance m’avait
effrayé. Je n’en sais rien, et maintenant je n’ai plus peur d’être abandonné, je suis seul et je ne
souffre plus d’être seul, en fait je profite mieux de la vie seul ! Pas tout à fait seul, puisque je vois
Andréa chaque jour ou presque, mais nous ne vivons pas ensemble et c’est très différent. Andréa est
un poème vivant, un psychodrame exaltant, en plus de sa nymphomanie elle déclame des vers en
espagnol toute la journée, enfin quand elle est avec moi, et elle est complétement déconnectée de
la réalité. Son credo est « Je ne sais pas ce qui va se passer dans une seconde, alors je profite au
maximum ». Elle n’a que quelques années de moins que moi, mais elle n’a jamais eu besoin de
travailler, elle est très riche, elle traverse la vie, sans s’arrêter aux feux rouges.
Mais je ne sais pas pourquoi je vous parle d’Andréa au lieu de vous raconter la suite de ma partie de
pêche ? Peut-être que finalement j’aime Andréa ? Pour que je vous en parle autant ? mais je crois
que j’aime plus encore Valentine ou Dominique !
Mais revenons à notre truite !
Je suis au bord de l’eau je ne m’habille doucement, tranquillement, enfin pas vraiment parce que j’ai
vu un gobage, un gobage, deux gobages, ronds dans l’eau claire, magie du miroir qui se brise !
Je m’avance dans l’eau, sans trop de bruit et sans faire trop de vagues, enfin j’essaye…
Evidemment les gobages ont cessé, comme d’habitude il faut faire le héron immobile pendant cinq
longues minutes pour que les truites reprennent leur activité.
Il y a des mouches partout sur l’eau et dans l’eau, mais impossible comme d’habitude de voir ce
qu’elles prennent ! Finalement je décide un peu au hasard de mettre une mouche que je peux bien
voir, elle me paraît mille fois trop grosse, mais au premier passage elle est prise, par une petite truite
très vaillante et très belle avec plein de point rouge sang, dans ma main humide elle se débat sans
cesse et retourne grandir dans les courants.
Je m’avance doucement et en face de moi dans les enrochements, je suis certain qu’il y a au moins
dix poissons qui n’attendent qu’une mouche bien présentée pour gober. Mais en cette fin d’aprèsmidi il n’y a rien, les gobages du milieu de la rivière continuent, mais je sais que ce ne sont que de
petites truites, et j’ai envie de prendre une « belle ». Alors j’arrête de pêcher, je me pose un peu je
prends le temps de « disfrutar de la vida » ! Et bien sûr il ne se passe rien, bien sûr je suis ici dans ce
courant si beau et si tranquille, mais il n’y a plus de mouches il faut changer de stratégie il faut
chasser les truites en changeant de coin, marcher dans les ronces et les galets pour arriver sous le
pont et là écouter les gobages car à cause des reflets du soleil on ne voit rien. J’ai appris à pêcher en
sèche sans voir ma mouche, sans voir le gobage, en ferrant à l’intuition. Cinquante ans de pêche à la
mouche m’ont forgé le caractère et mes réflexes. Aussi quand j’entends un « ploc » je ferre et tout
de suite je sais que c’est Marie Louise, une de mes belles conquêtes, aussi belles qu’Andréa, aussi
fantasque, aussi orgueilleuse. Elle se débat au début puis doucement se laisse glisser jusqu’à
l’épuisette, mais au dernier moment elle change d’avis et se refuse, elle me tourne le dos, boudeuse,
et capricieuse. Elle sait bien et je le sais aussi, qu’elle ne mourra pas aujourd’hui, mais moi je ne sais
pas si je vais mourir de plaisir ou de désir. Finalement elle ne saute pas, elle accepte enfin la caresse
de mas doigts dans sa bouche pour retirer l’hameçon minuscule aiguille d’acier, sans aucune
blessure, sans autre contact, elle repart je crois, un peu fâchée, Marie Louise aime, comme toutes
les stars, être prise en photo !
Le soleil a disparu derrière les peupliers, il fera beau demain. Je peux rentrer et rêver de renouveau.
La dernière truite Version 3
C’est ce matin que la pluie est arrivée. C’est une pluie d’automne, comme en novembre, mais nous
sommes encore en octobre, une pluie douce comme des larmes de joie, des larmes sans sel
C’était le soir enfin pas tout à fait le soir une image de sérénité et de paix avant la nuit !
C’était en automne bien sûr, les souvenirs nostalgiques sont toujours en automne !
C’était au bord d’une rivière, bien sûr, on ne peut pas imaginer une dernière truite sans une rivière !
C’était aussi un soir de solitude, une après-midi de réflexions comme un miroir réfléchit une image,
« como un espejo » ( le mot espagnol pour miroir est « espejo »,mais se prononce espéro avec la
jota « rrrota » )en quoi le miroir est-il un espoir ?
C’était enfin un soir de fermeture ! Non pas fermeture de la pêche, mais un soir de fermeture de
mon gîte, j’étais certain ou presque de pouvoir pêcher jusqu’à la nuit sans recevoir un appel
désespéré d’un client perdu dans la montagne ou un message m’indiquant une réservation de
dernière minute !
C’était surtout un moment qui…….me plaisait…….. où j’étais bien !
Quand je pêche je suis dans la nature et je vis, je vis comme les êtres vivants qui m’entourent, et
dans l’eau qui coule avec ce bruit si doux.
Le cadre est posé je suis seul au milieu de la rivière, peu importe quelle rivière ou quel endroit, je
suis seul. Je ne pouvais imaginer aimer à ce point la solitude avant d’avoir perdu ma jeunesse.
Je suis donc seul serein et calme en regardant couler l’eau un peu trouble ce soir et regardant le
soleil encore bien haut dans le ciel d’octobre.
La rivière n’est pas très calme, on sent confusément que les insectes les poissons, les oiseaux sont en
phase de frénésie alimentaire, des gobages bien sûr, mais surtout beaucoup d’insectes et comme le
vent est enfin tombé, pas trop de feuilles mortes !
Je suis là pour prendre du poisson, et j’aime bien prendre et relâcher les poissons ! C’est
relativement à la mode maintenant de relâcher les poissons que l’on prend, c’est écologique, moi
personnellement je m’en fiche des autres, j’ai perdu depuis longtemps mon étincelle militante, mais
je n’aime plus tuer les poissons.
Cette année j’ai été obligé de tuer une truite dans le coto, elle saignait beaucoup et cette bécassette
semblait souffrir, alors je l’ai tuée, et le soir je l’ai mangée, pour qu’elle ne soit pas morte pour rien !
Je n’ai éprouvé aucun plaisir ni à la tuer ni à la manger, alors que j’avais éprouvé un grand plaisir à la
prendre, les truites du Rio A…. sont toujours des trophées, elles sont si difficiles à prendre et si
capricieuses, que chaque prise est une joie. Je ne tue plus les poissons parce que maintenant à la fin
de ma vie je suis devenu un « bon pêcheur », et que si j’avais tué toutes les truites prises cet été
mon congélateur serait plein et la rivière un peu moins belle !
Avant c’était l’inverse, je ne prenais rien ou pas grand-chose et bien sûr, je disais partout que je
pratiquais le no kill ! Dans le fond ce n’était pas un mensonge, quand on ne sait pas pêcher et qu’on
ne prend rien on fait du no kill intégral !
Je me souviens de ces années imbéciles et merveilleuses de la jeunesse de la passion ! Je me
souviens de cette merveilleuse après-midi où j’ai pris ma première truite à la mouche, et cette prise
me donna la même sensation que je ressentis au moment de faire l’amour la première fois, j’étais
passé de l’autre côté du miroir ! On y revient finalement à ce fameux miroir !
Mais avant de prendre la deuxième il fallut beaucoup de temps, que de temps perdu, mais peut être
que c’est cela la vie il faut perdre du temps pour arriver à la sérénité, pour ne plus être pressé !
C’était aussi dans une partie de la rivière qui me permettait les plus grandes espérances de prendre
un gros poisson. Pourquoi aime-t-on prendre des gros poissons ? Je ne sais pas peut être un rapport
de forces différent entre la petite truitelle et la grosse Gordita ? Le plaisir de la lutte et du combat ?
Quel combat ? Ce n’est en rien une corrida, ni même une bagarre, c’est simplement un poisson qui a
cru se nourrir et qui cherche à retrouver sa liberté, et le pêcheur qui essaye de ramener à ses pieds
un poisson sans casser son fil ou décrocher l’hameçon ! Moi j’aime toutes les truites, les grosses les
petites les moyennes, j’aime pêcher, prendre leurrer dominer tromper…et en écrivant je me rends
compte que c’est fini, parce que ce n’est plus vrai, je n’aime plus prendre, leurrer, dominer, tromper,
j’aime pêcher sans autre but que de jouir pleinement du plaisir d’être dans la nature seul au milieu
de l’eau qui coule entre mes cuisses et que je pénètre doucement.
C’est à ce moment-là que j’ai vu, perçu le gobage, le tout petit rond tout contre la berge d’en face !
J’étais heureux d’avoir tourné les yeux au bon moment, pour avoir eu la chance de comprendre que
ce poisson était là bien caché sous les branches et que pour l’attraper il me faudrait un peu de
chance en plus de la technique. Je fis ce qu’il fallait pour être en position de lancer et pendant de
longues minutes je restais immobile au milieu de la rivière comme un échassier maladroit sans
bouger du tout, attente délicieuse du prochain gobage ! Et la truite reprit un caenis minuscule qui
venait de finir sa vie et dérivait les ailles à plat, je l’avais bien vu elle était vraiment très difficile à
prendre et c’est sans grand espoir que je lançais lançais et lançais encore sans me décider à poser
ma mouche, certain de faire fuir la truite par le dragage provoqué par le contre-courant.
Finalement je tentais la manœuvre ultime lancer dans les branches et d’un coup de poignet faire
tomber la mouche en espérant un miracle, et ce miracle eut lieu la petite imitation blanche disparut
comme aspirée par un tourbillon brutal. La suite fut des plus classiques. Quand vous prenez une
truite un peu grosse dans un endroit scabreux et encombré, n’hésitez pas tirez aussi fort que
possible juste après le contact pour éloigner la truite de sa cache ou des branchages, elle n’a souvent
pas le temps de comprendre et quand elle tentera de vous cassez le fil vous serez plus à l’aise en
plein courant que près de la berge.
Il fallut toutefois cinq longues minutes pour qu’elle se rende et que je puisse faire une photo.
Elle était vraiment très belle très trapue un peu épaisse, mais harmonieuse. Ces truites de fin de
saison, gavées de toute la nourriture de l’été, prêtes pour le frai sont comme des tableaux de
Rubens « oreillers de chair fraiche » ! J’étais sûr que ce serait que c’était la dernière truite de la
saison, car le vent qui s’était calmé se remit à souffler en remontant la rivière avec la violence de ces
vents thermiques qui n’annoncent rien de bon. Mais je me dis que c’était peut-être la dernière
heure de pêche de la saison et qu’il faisait encore bien clair et que pourquoi rentrer si tôt ?
Personne ne m’attendait, j’étais libre de faire ce qui me plaisait, alors je me remis en poste en plein
milieu du courant fermement décidé à ne pas partir même si le vent redoublait de violence et
m’empêchait complètement de voir le moindre gobage. Et c’est à ce moment-là en plein milieu du
courant sans savoir pourquoi je ressentis comme une sourde angoisse, pas le stress habituel de la fin
du jour quand on est loin de tout en plein milieu d’une nature que nous ne connaissons plus, non
une angoisse insensée, sans support, pure, angoisse ou angor, me disais-je ? Ne serait-ce pas tes
coronaires obstruées qui ont décidé de ne plus apporter l’oxygène à ton myocarde ? Mais je ne
ressentais rien de physique ni chaud ni froid ni douleurs, ni sueurs, seulement cette sensation
d’angoisse. Je tournais la tête et c’est là que je compris ! Derrière moi à une dizaine de mètres à
peine dans 20 centimètres d’eau il y avait une loutre derrière les rochers, ombres protectrices, et
dans sa gueule il y avait ma truite celle que je venais de prendre et que j’avais sans doute relâché
trop vite et qui, sans défense épuisée par la bagarre pour se libérer n’avait pu échapper à la loutre !
Mon angoisse du coup disparut et je décidais de pêcher un autre poste un peu plus haut sur la
rivière, je ne réussis à rien d’autre que de glisser et me tordre la cheville en tombant dans l’eau !
Sur la berge je revis une autre scène merveilleuse un chevreuil tout jeune se rapprocha de moi pour
boire et manger un peu d’herbes humides. Tout à son plaisir de brouter il ne m’avait pas vu et je
pouvais presque le toucher ! J’étais émerveillé, acteur contemplatif de nature vivante, acteur
involontaire d’un drame de prédation, voyeur un peu, je ne savais pas comment cette soirée
magique allait se terminer. Je n’avais plus vraiment envie de pêcher il faisait presque nuit et je
fermais les yeux, les pieds dans l’eau.
Les promeneurs qui le lendemain découvrirent mon cadavre dirent aux inspecteurs qu’ils n’avaient
jamais vu sur le visage d’un être humain une telle image de béatitude.